DES TATOUEURS SE FONT UN SANG D’ENCRE FACE à LA BAISSE DE LA CLIENTèLE

Sale temps pour le milieu du tatouage : au sortir de l’hiver — une période qui tourne d’ordinaire au ralenti —, le printemps n’a pas tenu sa promesse habituelle de faire revenir l’achalandage. Tributaires d’une clientèle au revenu disponible amoindri par l’inflation, des tatoueurs peinent maintenant à vivre de leur art.

« J’ai l’impression que la saison morte, c’est toute l’année », dit Vincent Daignault, qui tatoue depuis deux ans au studio Citron rose, à Montréal.

Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi : quand Vincent a commencé dans le domaine, il y a trois ans, on lui disait encore que c’était « le rêve » de tatouer : horaires flexibles, paie enviable, que demander de plus ?

Mais un autre discours arrivait déjà à ses oreilles : la clientèle change, et il est plus ardu de démarrer.

« Pour moi, la normale, c’était qu’au moins le mois était “booké”. Là, c’est quasiment à la semaine », constate celui qui est en quête d’une source de revenu d’appoint depuis janvier.

« Je peux survivre, dit-il. Est-ce que je vis bien ? Pas nécessairement. »

Le tatouage, un luxe

Durant la meilleure période de MA, il y a deux ans, les réservations étaient faites un mois, voire un mois et demi, à l’avance, se rappelle l’artiste, qui tatoue en plus d’être cogestionnaire du studio Rendez-vous important.

« Plus le temps avançait, plus les demandes diminuaient », relève l’artiste.

Même son de cloche pour Romane Dumesnil, du studio Le Rest Stop, et tatoueuse depuis août 2021. À pareille date, il y a un an, elle tatouait au moins trois fois par semaine.

Puis, avec l’arrivée de l’automne, les rendez-vous se sont faits plus rares, pour tomber à un par semaine, parfois aucun.

« Il fallait absolument que je me trouve une job qui paie », explique celle qui est désormais serveuse dans une pizzeria trente heures par semaine.

« Les dépenses en logement, les dépenses alimentaires, tous les besoins fondamentaux ont augmenté, et donc les gens gardent leur argent et l’économisent, avance Skylarr Austin du studio Tatouage La Cabane. Et le tatouage est un luxe. »

Début mai, l’artiste qui tatoue depuis dix ans a lancé un appel à l’aide sur Instagram.

« Mes amis, je ne ferais normalement pas de message à ce sujet, mais en ce moment, l’heure est critique pour moi. J’ai eu une énorme baisse de demande, au point où je devrai peut-être quitter Montréal s’il n’y a pas de changement », pouvait-on lire dans la publication.

La précarité actuelle menace l’artiste : ne parlant pas français, Skylarr craint de devoir rentrer dans sa province natale, l’Ontario, si sa situation ne s’améliore pas.

« Tout le monde tatoue »

Au-delà du portefeuille, Montréal est « saturé d’artistes », affirme Skylarr Austin. « Je pense que c’est important que nous ne considérions pas nécessairement notre communauté comme de la compétition, mais au bout du compte, il y a ce facteur. »

Simon Ouellet, qui a débuté dans le tatouage en avril de l’année dernière, sent la pression de cette concurrence : « Ça crée un marché où il y a beaucoup de compétition, donc c’est dur de partir. »

« C’est sûr que je me remets en question face à ça », ajoute-t-il.

D’après Vincent Daignault, le tatouage s’est démocratisé depuis une quinzaine d’années, ce qui a créé un engorgement « d’offres par rapport à la demande ».

« Tout le monde tatoue, lâche Éric, dans le métier depuis huit ans et qui préfère taire son véritable nom. […] Il y a tellement d’artistes qu’il ne reste plus aucun client. »

Au moment de s’entretenir avec Le Devoir, Éric débarquait à Chicago, après avoir tatoué une semaine à New York. « Quand je viens ici, je fais trois fois plus », confie le tatoueur qui tente justement d’émigrer au pays de l’Oncle Sam, car légalement, il n’est pas censé travailler aux États-Unis, ne payant pas de taxes.

Même si l’exercice de son art chez nos voisins du Sud est très rentable, Éric est catégorique : « Ce n’est pas juste à Montréal que ça va mal, c’est partout. » L’artiste dit avoir lui-même connu l’hiver « le plus rough » de sa carrière.

« Quand tu es en rendu à [supplier] chaque semaine pour des clients, ce n’est pas une vie », déplore-t-il en pensant à certains collègues.

Instagram, l’ennemie

Le changement de l’algorithme d’Instagram, la plateforme qu’ils utilisent tous, a également obligé les tatoueurs à devoir user de créativité afin de tirer leur épingle du jeu : les publications ne s’y affichant plus de façon chronologique par défaut, il est plus compliqué pour eux d’atteindre leurs abonnés.

« On est rendus comme des influenceurs de tatouage », illustre MA, qui investit son temps libre à faire la promotion de sa pratique sur les réseaux sociaux.

« Quand tu passes une journée à faire du montage, à arranger ton post ou à faire des dessins, ce n’est pas payé, déplore l’artiste. […] Même que souvent, tu finis par payer sur Instagram pour faire une pub. »

Pour Vincent Daignault, cette plateforme « n’est pas [leur] amie ». Il souhaiterait qu’un espace numérique alternatif et ciblé pour le tatouage existe, à la manière de Fiverr ou Etsy, où les artistes pourraient vendre leur travail.

« Je ne vois pas pourquoi on s’obstine tous ensemble à travailler sur une plateforme qui fait tout pour nous mettre des bâtons dans les roues », souligne-t-il.

Ne pas baisser les bras

« Je ne sais pas si c’est temporaire ni combien de temps ça va durer, se demande MA quant à cette phase critique pour le milieu du tatouage. On est tous “pognés” dans la vase, on attend. »

La réduction des tarifs serait-elle une avenue pour remédier au statu quo ? Vincent Daignault estime que le prix moyen d’un tatouage en ce moment se situe entre 300 $ et 600 $ ; en dessous de ça, ce sont de petits dessins qui n’ont pas pris énormément de temps à tatouer ou qui sont situés à des emplacements accessibles, selon lui.

« Ce n’est pas quelque chose que j’ai envie de faire, baisser mes prix pour m’accommoder de [cette réalité] », affirme Romane Dumesnil, qui dit l’avoir essayé. « Je pense que mon travail vaut plus que ça, donc c’est un peu difficile. »

  « Je ne sais même pas à quel point c’est efficace de baisser ses prix », dit Vincent Daignault, qui a lui-même tenté de faire des flashs au rabais, sans grand succès.

MA croit pour sa part devoir accepter plus de demandes personnalisées des clients. « Il faut peut-être être moins sélectif pour travailler plus et survivre à cette période », avance l’artiste.

Une chose est sûre : pas question de faire autre chose. « Si tu me dis que ça ne marche plus, sérieux, je ne sais pas quoi faire, témoigne Éric. Une fois que tu as goûté à cette vie-là, tu ne veux pas vraiment partir. »

« C’est quand même quelque chose de marquer les gens pour la vie, souligne Romane. À un certain point, je ne peux pas forcer les choses, mais je ne vais jamais baisser les bras. »

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