MUSIQUE CLASSIQUE - SCOTT ROSS, L’INTEMPOREL, 35 ANS APRèS

Il y a 35 ans, le 13 juin 1989, le claveciniste Scott Ross, l’un des artistes qui marquèrent l’histoire de leur instrument, nous quittait à l’âge de 38 ans. Plusieurs hommages sont prévus, cet été comme à l’automne. Un homme se démène plus que tout afin que vive la mémoire de cet artiste hors du commun : Nicolas Bomsel, ancien producteur à France Musique, cheville ouvrière du monumental projet des 555 Sonates de Scarlatti qui a contribué à faire connaître le musicien américain à la planète entière.

« Ce ne serait pas intéressant de vouloir publier tout ce que Scott Ross a enregistré si son legs était daté. Mais Scott est intemporel dans son jeu et son interprétation. Autant le personnage pouvait être provocateur ou excentrique, autant son jeu était finalement assez classique », nous dit Nicolas Bomsel.

Présence québécoise

Le producteur se souvient : « Au-delà d’être un formidable lecteur, c’est un musicien qui faisait jaillir la musique avec une espèce d’évidence, à tel point qu’en 1971, lorsqu’il a remporté le concours de Bruges à l’âge de 20 ans, Gustav Leonhardt a dit à Kenneth Gilbert, au sujet d’un Prélude et fugue du Clavier bien tempéré : “Il a l’air de jouer ça comme s’il l’avait écrit lui-même.” C’est la marque des grands interprètes : on ne se pose pas la question si telle oeuvre peut être jouée autrement ; on accepte une sorte d’évidence. »

Lorsqu’on cherche aujourd’hui des enregistrements de Scott Ross sur la plus grande enseigne de vente en ligne, on trouve son intégrale Scarlatti chez Erato et un coffret Bach de 11 CD publié par Erato en septembre 2019. Ce dernier comprenait les deux livres du Clavier bien tempéré, documents de studio réalisés par Radio-Canada.

Le lien du claveciniste avec le Canada et le Québec est très étroit, comme nous le raconte Nicolas Bomsel. « À Bruges, en 1971, il a remporté un 1er prix qui n’avait jamais été attribué jusque-là. À l’époque, il est rentré en passager en camion à Paris, car il était orphelin [sa mère qui l’avait amené en France à l’âge de 13 ans en quête d’un avenir meilleur s’était donné la mort l’année précédente], il était dans une situation de dénuement et le 1er prix n’était attaché qu’à une somme symbolique et à aucun concert. Scott Ross sortait du Conservatoire, il était fâché avec Robert Veyron-Lacroix [professeur au Conservatoire de Paris] et n’avait pas d’instrument. Kenneth Gilbert lui a proposé de continuer à travailler avec lui à l’Université Laval. Au bout d’un an, Kenneth lui a dit : “Je m’en vais en Europe, j’ai ce poste, tu n’as pas assez de concerts, tu n’as pas de ressources, je te propose de prendre le poste.” À 20 ans, on n’a pas forcément envie de cela, mais Scott s’est installé à Québec et il y est resté plus de 10 ans. Il a pu donner des concerts au Canada et enregistrer pour Radio-Canada, notamment à l’orgue sur des instruments locaux. Il est resté de 1973 à 1985, même si à partir de 1983, il était majoritairement revenu en France. »

Météorique

À bien y réfléchir, le parcours de cet artiste est vertigineux. Scott Ross est né à Pittsburgh, en Pennsylvanie, en 1951. Arrivé en France à 13 ans, il entre dans la classe d’Huguette Grémy-Chauliac au Conservatoire de Nice en octobre 1965. Il monte à Paris en 1969, l’emporte à Bruges en 1971, va gagner sa vie au Québec en 1973, revient en 1983, signe son contrat d’enregistrement avec Erato la même année, décède en 1989 et bâtit donc une véritable légende en un temps éclair.

Cerise sur le gâteau : la moitié du legs de Scott Ross est inaccessible depuis trois décennies, car documenté par l’étiquette Stil. Créé en 1971, Stil est l’oeuvre de l’un des « personnages » du métier, Alain Villain. Ce dernier a créé Stil en 1971. Nicolas Bomsel est l’une des rares personnes encore en contact avec Alain Villain, 83 ans, assis sur son trésor enregistré.

Il se rappelle comment les chemins du « bad boy » du clavecin et du marginal de l’industrie musicale se sont croisés. « Scott étant au Canada, il revenait en France pendant l’été, généralement à Assas, à quelques kilomètres au nord de Montpellier, car il avait lié des liens avec Simone Demangel, propriétaire du château d’Assas et de ce sublime clavecin, qu’il a rendu célèbre. Madame Demangel l’avait hébergé et pris en charge lorsqu’il préparait le concours de Bruges. Alain Villain, qui venait de l’univers des arts graphiques, s’intéressait à la musique, notamment à l’orgue. Il est entré en contact avec Scott Ross à travers un spécialiste de l’orgue historique en France et du facteur de clavecins nommé Pierre Dumoulin. Vous savez, au début des années 1970, les gens qui s’intéressaient à la musique ancienne en France, il y en avait moins de dix ! »

C’est ainsi que Villain propose à Scott Ross de documenter le clavecin du château d’Assas dans des intégrales de Rameau en 1975, puis François Couperin en 1977-1978. Ces disques attirent l’attention sur l’instrument — aujourd’hui toujours fameux, puisque Benjamin Alard y a enregistré le volume 3 de son intégrale Bach — mais aussi sur le jeune claveciniste. Les spécialistes crient au miracle.

« Nous avons des hauts et des bas… » dit Nicolas Bomsel à propos de ses relations avec Villain. Il reste optimiste dans le fait de faire plier un jour celui qui détient tout Rameau, tout François Couperin par Scott Ross (la cote du rarissime coffret Couperin sur le marché de l’occasion est désormais de 1500 dollars), mais aussi un premier enregistrement de 30 Sonates de Scarlatti et le tout premier disque, Bach, en 1973.

L’aventure d’une courte vie

Après son passage chez Erato, Scott Ross enregistra des disques Haendel, les Partitas de Bach, des anthologies Soler et D’Anglebert et la fameuse intégrale Scarlatti. Il passa ultimement chez EMI pour des Variations Goldberg et un CD Frescobaldi.

Nicolas Bomsel se souvient de l’aventure Scarlatti. « J’ai rencontré Scott au moment où il revenait en France et l’ai invité pour une nouvelle série de concerts à la radio. Il me parle du contrat avec Erato qu’il est en train de signer et me dit : “J’aimerais faire les Scarlatti.” C’était un projet fou, mais j’étais conscient qu’il était capable de le faire dans un délai très court, l’horizon 1985, l’année Bach-Haendel-Scarlatti, alors qu’on était au début de 1984. J’ai trouvé l’idée du feuilleton, qui correspondait à ce que France Musique pouvait faire, en diffusant deux sonates par jour, ce qui s’est matérialisé entre mars et décembre 1985. J’ai réussi à vendre le projet, ce qui serait totalement infaisable de nos jours, au directeur de France Musique de l’époque, René Koering. Dans un premier temps, il m’a mis à la porte, mais il m’a reçu une deuxième fois pour me dire : “Tu te débrouilles et si Erato est d’accord, on le fait.” En une semaine, c’était bouclé. »

« Scott voulait propulser le clavecin à un niveau de notoriété que l’instrument n’avait connu qu’au moment de Wanda Landowska. Il voulait stimuler une découverte de répertoire. Pour Scarlatti, Kenneth Gilbert réalisait une nouvelle édition. Au-delà de l’édition Kirkpatrick, Gilbert a édité les 11 volumes chez Heugel et cette édition s’est terminée au moment de l’enregistrement ; c’était de la musique toute fraîche. Rien que l’idée de couplage des sonates par deux, dans l’ancienne édition Longo, il fallait prendre une sonate d’un volume et une d’un autre côté, alors que la nouvelle édition permettait de reprendre l’ordre Kirkpatrick en lui donnant une cohérence nouvelle. »

Nicolas Bomsel nous révèle que Scott Ross avait voulu « commencer cette aventure avec Radio-Canada, mais a vite vu qu’il n’y arriverait jamais ». Il précise aussi que « quoi qu’on en dise, il n’était pas du tout malade » au moment de cette intégrale.

Le 35e anniversaire de la mort du claveciniste va entraîner la restauration d’un portrait filmé en 1985 à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon par Bernard Tournois et Martina Catella et d’un concert filmé en studio dans le hall du théâtre Le Ranelagh, à Paris, qui seront diffusés par Mezzo et Medici.

Nicolas Bomsel tente aussi d’intéresser Warner à un coffret hommage et à l’enrichissement du coffret Bach avec de nouveaux documents. L’Institut national de l’audiovisuel publiera un coffret d’archives de Radio France et le numéro du magazine Diapason de juin, comprenant un dossier de témoignages accompagné d’un CD d’un récital inédit donné au festival de Montreux en 1987.

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