COMMENT LE CROISSANT CANADIEN A CONQUIS L’AMéRIQUE

La marque de madeleines et autres douceurs La Petite Bretonne atteint cette année l’âge vénérable de 60 ans. Le fondateur aujourd’hui septuagénaire, Serge Bohec, tient toujours la barre de ce fleuron de la pâtisserie québécoise. Le Devoir est allé rencontrer le coloré homme d’affaires pour comprendre la recette de son succès et de sa longévité.

Serge Bohec ne porte presque jamais de cravate. C’est avec une joviale dégaine de quelqu’un qui n’a plus rien à prouver qu’il nous ouvre les portes de son usine, la deuxième de son entreprise. Les machines roulent à plein et sortent ainsi du four « plus d’un million de croissants chaque jour, autant de chocolatines et autant de danoises ». L’infatigable Breton, Québécois depuis belle lurette, n’est visiblement jamais rassasié ; il parle aujourd’hui de bâtir une troisième usine.

Soixante ans plus tôt, ses débuts furent pourtant modestes… et illégaux.

Fils de marin, il débarque à Montréal dans les années 1960 dans une Amérique idéalisée où « on a juste à se pencher pour ramasser l’argent », dixit son père. Ce n’est pas très loin de la vérité, car une boulangerie l’engage le jour de son arrivée. Des beignes et autres « trucs qu’[il] n’avait jamais vus » le surprennent quelque peu. « J’ai un peu ri de mon patron parce qu’il faisait des madeleines plates », se rappelle aujourd’hui Serge Bohec. Audacieux, il propose sa propre recette, qui fait aussitôt fureur. Quand il demande une augmentation de salaire (50 $ par semaine, plutôt que 35 $), le refus est catégorique. « À 16 ans, j’ai dit cette phrase : “Je m’en vais et je vais faire des madeleines à mon compte !” »

C’est donc à cause de l’intransigeance de ce premier patron qu’il se lance dans les affaires. Il commence à distribuer ses propres petits gâteaux en utilisant le four de sa mère et la voiture volée à son père — ce dernier part au travail sans lui laisser les clés. Cette illégalité le mène en prison à deux reprises, heureusement chaque fois pour de courts séjours. « Quand je passais devant le juge, on me disait que ce n’était pas bien ce que je faisais. Je leur disais : “Non, non, je ne le referai plus.” Mais moi, je me disais, “dépêchez-vous, j’ai une livraison à faire !” » avoue-t-il.

Ce n’est pas l’unique petite manigance qu’il confie au Devoir : « Comme j’avais 16 ans et que je ne pouvais pas avoir d’enregistrement de commerce, j’ai mis sur la boîte La Petite Bretonne limitée. Ça faisait “gros”. Comme ça, personne ne m’a posé de question. »

Il aura fallu presque cinq ans pour que l’entreprise devienne légale, sans que jamais le jeune Serge arrête de vendre des madeleines. Ces petits gâteaux à base d’oeufs sont « un produit qui ne se vendait pas », reconnaît l’entrepreneur. Cette année, La Petite Bretonne devrait commencer à en vendre, des madeleines, lance-t-il à la blague. « On a installé une chaîne de production qui a coûté 5 millions de dollars. On va en faire des madeleines. On va en mettre partout ! »

Ainsi naquit le croissant canadien

La madeleine, aussi délicate soit-elle, ne constitue pas forcément le pain et le beurre de La Petite Bretonne. Face à un engouement tiède pour cette pâtisserie française, Serge Bohec s’est lancé dès 1970 dans l’aventure des croissants industriels.

L’appétit pour cette viennoiserie était déjà connu. Or, le beurre et le feuilletage empêchaient de garantir une distribution sur tout le territoire. L’Amérique a des distances que l’Europe n’a pas, souligne-t-il, et la livraison est ici un grand défi. C’est donc sous ces contraintes que naquit le « croissant canadien ». Cette variante, à l’inverse de sa version classique, ne produit pas de miette et se conserve plusieurs semaines. Le secret est dans la pâte « moitié croissant — moitié brioche ».

Serge Bohec confectionnera une machine sur mesure pour rouler ses croissants, comme il le fera presque à chaque étape de sa croissance. La nécessité est la mère de l’invention, rappelle ce boulanger. « Ce n’est pas parce que j’étais intelligent [que j’ai inventé ces machines]. C’est parce que je n’avais pas un sou ! »

Malgré tout, sa plus grande fierté est d’avoir su lâcher prise et délégué ses fonctions. Un deuil a bouleversé sa vie et lui aura ouvert les yeux, raconte-t-il. « Au début, je faisais tout. J’ouvrais la porte et je la fermais. Quand mon épouse est décédée à l’âge de 35 ans, j’en avais 40, j’ai compris qu’on pouvait mourir. Ça, je ne savais pas. […] Je me suis dit : “Si je continue à ce rythme-là, c’est sûr que je ne vais pas aller loin”. »

La Bretonne internationale

Aujourd’hui, l’entreprise dont Serge Bohec est encore le seul actionnaire approvisionne le Canada, les États-Unis, le Mexique, les Caraïbes, et bientôt le Chili. Comble du succès, il réussit à vendre ses madeleines en France. « Le premier Costco français, à Paris, on y a mis des madeleines au sirop d’érable », raconte le chef, pas peu fier de son coup. « J’ai été critiqué par les Français… »

Dernier sorti du four et de l’imagination de La Petite Bretonne : le croissant sans beurre. Certains pourraient crier au sacrilège. À vrai dire, on ne trouva pas cette version « légère » du croissant canadien de ce côté-ci de la frontière. Ce sont les bouches new-yorkaises qui en raffolent et le réclament, faut-il croire.

Adapter sa production au gré des demandes des clients internationaux, voilà l’un des avantages que procure la robotisation sur laquelle a misé l’équipe de Serge Bohec. « Si on n’avait pas robotisé durant toutes ses années, on serait 1000 employés. On aurait probablement disparu. On est 250 aujourd’hui. »

Autre astuce : se refuser à multiplier les saveurs. « Je ne suis pas pour la variété. La variété finit par se cannibaliser tôt ou tard, dit-il. Le succès de La Bretonne, c’est le moins de produits possible, dans le plus de pays possible. »

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

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